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Vera Polycarpou (AKEL) : « À Chypre, en Belgique, ou partout ailleurs, un peuple divisé est moins fort »

Vera Polycarpou (AKEL) : « À Chypre, en Belgique, ou partout ailleurs, un peuple divisé est moins fort » | Solidaire

 

Si les paysages et les plages idylliques de Chypre sont connus de touristes du monde entier, le pays est divisé par des forces extérieures et ce sont les travailleurs qui paient le prix. Nous en avons discuté avec un parti communiste presque centenaire : le Parti progressiste des travailleurs (AKEL).

Une ligne de démarcation nette traverse Chypre de part en part. Celle-ci sépare les Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs. Elle scinde la capitale Nicosie en son centre. Dans la ville, des barrières Nadar, des murs érigés à toute vitesse et des fils barbelés marquent cette séparation. Des soldats en tenue de camouflage montent la garde sur les barricades, et plusieurs bâtiments portent le sigle « ONU », en lettres noires. Des drapeaux turcs et chypriotes flottent au loin.

Varosha, l’équivalent chypriote de la Côte d’Azur française, est elle aussi sectionnée par cette frontière verte. Sur cette plage, on ne voit plus d’enfants jouant avec des pelles et des seaux, ni de touristes en train de bronzer. Pourtant, autrefois, c’était l’un des endroits les plus touristiques de Chypre. Le quartier fantôme de Famagouste a été coupé du monde extérieur par l’armée turque en 1974. Dans les salles d’exposition des concessionnaires automobiles, on trouve encore les modèles de l’époque. Varosha est le symbole de la division douloureuse du pays.

Revenons à aujourd’hui. Octobre 2020 est marqué par une recrudescence des provocations de la Turquie. Nous avons interrogé Vera Polycarpou, directrice du Bureau des relations internationales de l’AKEL et globe-trotteuse polyglotte, qui nous a répondu par téléphone et par e-mail.

Quelle est l’attitude actuelle de la Turquie ?

Vera Polycarpou. Depuis des années, la Turquie procède à des forages illégaux pour trouver du gaz dans l’espace maritime de Chypre. Or, les zones où elle mène ces activités font partie de la ZEE (Zone économique exclusive) de Chypre. Elle n’a donc pas le droit de s’y trouver. En outre, la Turquie effectue des études sismiques non autorisées et continue d’entraver les activités d’exploration entreprises par la République de Chypre dans sa ZEE.

Beaucoup de Chypriotes grecs sont encore tristes d’avoir perdu « leur » Varosha. C’était censé être une zone neutre, mais la Turquie a décidé unilatéralement de rouvrir cette ville aux Chypriotes turcs. Évidemment, cela provoque des tensions sur l’île et cela nuit aux négociations constructives menées sous les auspices du Secrétaire général des Nations unies. C’est un pas en arrière dans la recherche d’une solution pacifique.

Quel est l’origine de ce conflit ?

Vera Polycarpou. En 1960, Chypre est enfin devenue indépendante. Elle était sous domination britannique depuis 1878. D’après sa constitution, les communautés chypriotes grecque et turque se partagent le pouvoir. Cependant, en 1971, l’OTAN proposa un plan de division du pays, élaboré par le secrétaire d’État américain Henry Kissinger. Trois ans plus tard, en 1974, un coup d’État fut perpétré contre le président chypriote de l’époque, Makarios, par la junte grecque et les forces fascistes de la communauté chypriote grecque. Le mode opératoire de ce coup étant très similaire à celui utilisé dix mois plus tôt au Chili, Kissinger ne le dénonça pas.

Cela servit de prétexte à la Turquie pour envahir Chypre cinq jours plus tard et occuper 37 % de son territoire. L’objectif : partager l’île entre la Grèce et la Turquie, toutes deux alliées de l’OTAN. Ces deux crimes constituaient les deux revers de la même médaille. Ils forcèrent environ un tiers de la population à se déplacer dans son propre pays et firent des centaines de morts ainsi que 2 000 disparus. À l’époque, le plan ne fut pas mis en œuvre jusqu’au bout. En effet, Makarios survécut, tout comme la République de Chypre, en dépit de la violation de son intégrité territoriale et de sa souveraineté.

Quel est le rôle de l’OTAN ?

Vera Polycarpou. Aujourd’hui, l’OTAN, avec les États-Unis comme fer de lance, veut débarrasser Chypre de toute influence russe ou chinoise. Ainsi, Chypre devrait interrompre ses relations avec ces deux pays, qui sont également membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies et qui ont toujours maintenu des positions de principe favorables à Chypre. De plus, l’île devrait suivre docilement les politiques américaines, acheter des armes américaines et participer au programme IMET(International Military Education and Training) des États-Unis. Autrement dit, Chypre devrait devenir un serviteur des intérêts américains, pourtant totalement contraires aux intérêts du peuple chypriote dans son ensemble et des peuples de notre région. Malheureusement, le gouvernement actuel accepte ce projet, qui ne peut que donner lieu à des effusions de sang dans notre région.

Que propose l’AKEL ?

Vera Polycarpou. L’objectif de l’AKEL est de réunifier Chypre dans le cadre d’une fédération bicommunautaire bizonale (avec deux zones distinctes, NdlR). Nous sommes fermement convaincus qu’une Chypre démilitarisée serait un facteur de sécurité pour notre peuple. Nous avons vécu dans notre pays des expériences tragiques dont nous pouvons tirer des enseignements, mais nous aspirons toujours à un avenir pacifique chez nous et pour toute la région. C’est pourquoi l’AKEL s’est toujours clairement positionné contre l’implication et la présence de l’OTAN et des États-Unis à Chypre.

Un pays divisé, on connaît, en Belgique

Vera Polycarpou. L’idée est toujours la même : un peuple divisé est affaibli. En Belgique, des forces divisent les gens selon des critères linguistiques et culturels, à Chypre ils l’ont fait selon des critères religieux et ethniques. Le résultat est identique : cela permet à d’autres d’utiliser nos terres et nos ressources contre les intérêts de notre peuple.

Les forces fascistes des deux communautés chypriotes se sont tournées contre les forces de gauche qui voulaient unir les gens dans leur propre communauté et en dehors. Résultats ? Des affrontements, des effusions de sang, une occupation et une division artificielle. Et nous pleurons toujours nos morts, tandis que le difficile processus d’exhumation et d’identification par ADN permet aux familles d’enfin accompagner leurs proches vers leur dernier repos.

Diviser un pays et sa population fait obstacle au bon développement de l’économie mais aussi des infrastructures, de la protection de l’environnement ou encore de la culture et de l’éducation. Avec l’AKEL, nous avons donc toujours combattu cette division, déjà à l’époque du colonialisme britannique. La classe ouvrière de notre île a travaillé, s’est organisée et a mené la lutte unie dans les syndicats et dans les rangs de l’AKEL. C’est dans l’unité qu’elle a gagné les droits du travail et les droits sociaux dont nous jouissons aujourd’hui. C’est un aspect précieux de notre histoire, que notre mouvement populaire maintient en vie.

Et c’est de cela que nous avons besoin pour l’avenir  : un pays et un peuple réunifiés. Nous essayons de rapprocher les deux communautés et nous croyons fermement en une solution concertée dans l’intérêt des deux parties.

Comment les Chypriotes ont rejeté le CETA

Le parlement chypriote a voté contre la ratification du CETA (accord de libre-échange entre le Canada et l’UE, en faveur des multinationales et en défaveur des travailleurs des deux côtés de l’océan).

C’est exceptionnel parmi les États membres de l’Union européenne… Comment cela s’est-il passé ?

Vera Polycarpou. Les syndicats avaient déjà fait entendre leur avis sur le CETA et ce qu’il contenait. Néanmoins, nous ne nous attendions pas à ce que tous les partis (outre l’AKEL), à l’exception du parti gouvernemental DISY, votent contre l’accord (18 voix pour, 27 contre). Il semble que les autres partis ont eux aussi pris très au sérieux les positions exprimées par les syndicats et les organisations de la société civile. Certains ont avancé de bons arguments, qui rejoignaient les nôtres, sur les dangers écologiques et la menace pour les droits des consommateurs. Nous avons souligné les dangers que le CETA ferait peser sur la capacité du gouvernement de prendre ses décisions de manière indépendante sur différents aspects ayant trait au commerce et à l’économie du pays.

Le vote final a été une véritable surprise, car les partis politiques – à part une ou deux formations, dont l’AKEL – veulent généralement éviter d’entrer en conflit avec l’Union européenne, qui pourrait les intimider en leur disant : « Qui êtes-vous, pour bloquer cet accord alors que vous représentez un petit pays comme Chypre ? »

C’est une coalition de tellement de secteurs différents de la société qui s’est formée autour de nombreux aspects de ce CETA. Et c’est de ces secteurs que vient la majorité qui a voté contre l’accord.

Quelle a été la réaction de la Commission européenne et du Canada ?

Vera Polycarpou. Ils ont essayé de faire revenir le Parlement sur sa décision, surtout dans les tout premiers jours après le vote, d’insinuer que nous avions privé les petites et moyennes entreprises chypriotes de la possibilité d’investir au Canada, mais les chiffres étaient bien trop faibles pour justifier une telle affirmation. Ils ont aussi affirmé que ce blocage du CETA serait nuisible au commerce chypriote. Parallèlement, le Haut-Commissaire du Canada pour Chypre (Chypre fait partie du Commonwealth, organisation regroupant quasiment toutes les anciennes colonies de la Grande-Bretagne et où les ambassadeurs ont le titre de haut-commissaire) a eu des réunions et des contacts afin de voir comment se tirer d’affaire. Évidemment, pour le Canada, le problème n’est pas tant que Chypre serait importante dans le contexte des échanges commerciaux, mais que la ratification de l’accord par Chypre est indispensable. Si l’on veut apporter une modification ou une correction à l’accord, l’ensemble du texte doit repasser devant le Parlement européen puis devant les différents parlements des 26 autres États membres pour être ratifié.

Je tiens enfin à souligner un autre danger du CETA : étant donné que le TTIP (accord de libre-échange entre l’UE et les États-Unis) est aujourd’hui dans l’impasse avec Trump, les entreprises américaines veulent utiliser le CETA pour entrer en Europe par l’intermédiaire de leurs filiales ou divisions canadiennes…

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